Un Vème siècle pas très franc

 

03.SImmer scene de fouille

Nous revenons aux présentations. Comment devient-on archéologue? Alain Simmer me tend une photo prise en 1978.

"Tout en haut, le type en polo noir, c'est moi. Vous vous doutez que je n'aurais pas donné ma place. Il est souvent de bon ton, chez les archéologues, de pousser un gros soupir. Ils disent que leur fouille est comme un livre dont les pages disparaissent au fur et à mesure. Mais pour notre équipe à Audun, c'était l'inverse. Le livre se reconstruisait sous nos yeux."

- Rien d'étonnant, vous aviez l'air si jeune.

- C'est vous qui le dîtes... Les recherches avaient commencé dans l'euphorie soixante-huitarde mais pour ne rien vous cacher, le hasard, un quart de siècle plus tôt, m'avait déjà montré le chemin. J'étais alors pion à Thionville et si l'abbé Langenfeld n'avait pas demandé en 1952 à l'Arbed qu'on lui prête un bulldozer pour aider notre bande à trouver du bois pour tracer un chemin de croix, la population d'Audun-le-Tiche n'aurait jamais su qu'elle vivait au pied d'une nécropole mérovingienne du VIIème siècle.

- Ça ne l'aurait pas empêchée de dormir, je suppose...

- Quand on avait commencé à fouiller le "Bois de Butte", je m'étais dit comme tous mes camarades qu'on allait forcément tomber sur des restes de cette fameuse "invasion barbare". Nos livres d'histoire en parlaient comme d'une évidence au Vème siècle. Notre nécropole étant du VIIème, elle devait forcément abriter les restes de ces dangereux envahisseurs. Mais très vite, la fouille m'avait donné l'intuition que j'avais tout faux. Notre beau lieu mémoriel, tout mérovingien de chez Mérovée qu'il était, restait diablement gallo-romain! Les prétendus guerriers francs n'avaient pas laissé de traces, et je voyais mal leur Clovis à la tête d'une armée fantôme.

- Tout de même. Il vous fallait pas mal de culot pour l'écrire.

- Ce serait mentir de vous dire le contraire. Nous prîmes du plaisir à le faire savoir. Mais le retour, bien que désagréable, ne fut pas celui que j’avais prévu. Je m'attendais à une volée de bois vert, dans le genre "de quoi je me mêle?" A ma grande surprise, aucun spécialiste ne bougea le petit doigt. Le coup du mépris.

- Justement, lui dis-je. Depuis décembre 2016, après tant d'années d'indifférence, le "Bois de Butte" est enfin classé monument historique et vous avez publié un Audun-le-Tiche mérovingien aux éditions des Paraiges. Ne pensez-vous pas que, bien loin de décourager votre équipe de fouilleurs des années 1970-90, un tel manque d'intérêt pour son travail vous aura poussés vers d'autres mystères? Je vous verrais plutôt comme un Christophe Colomb du terroir, vigilant gardien des frontières, dans le genre "on va voir ce qu'on va voir"... Vous décidez d'augmenter la voilure pour croiser vers des mers plus lointaines, vous voguez des plages de l'archéologie jusqu'aux aux abysses de la linguistique, via les lagons de l'histoire et les icebergs de la toponymie... Tout se tient quand on veut comprendre le monde.

- Hélas, mon cher, pour faire bouger un amphi, mieux vaut d'abord avoir un diplôme. Je ne suis pas universitaire. Et ça, ils n'aiment pas!

04.La necropole couleurA

Une petite partie de la nécropole

Aucun doute, me dis-je. Simmer aurait préféré, sur l'affaire linguistique, une confrontation loyale avec ses détracteurs, avec une bonne bouteille de mirabelle sur la table et une corbeille à papier dessous. Sur un sujet en or, qui concernait leur vieux pays, les Mosellans passionnés d'histoire pouvaient se bâtir une réconciliation de rêve. Du passionnant, du valorisant, au lieu du silence bêcheur des sociétés savantes. Toutes les régions de France ne pourraient pas en dire autant.

- L'ennui, coupe Simmer, c'est que les gens de chez nous ne publient guère sur l'histoire du grand Est et lisent encore moins. Les seuls spécialistes à propos des deux derniers millénaires sont nos voisins sarrois...

- Surtout depuis la première annexion... mais bref.

- Eux, au moins, quand ils ne pensent pas la même chose, ils s'ignorent, me dit-il encore. Alors que les Français, même quand ils ont l'air d'accord, ils se disputent.

- Ça me fait penser à la pétanque, dis-je à Simmer. Quand, d'un seul jet, le tireur fait éclater un paquet de boules, tous les copains se demandent où a volé le cochonnet. Mais quand un linguiste carambole un bouquet de bêtises, personne n'a envie de retrouver l'erreur. Dîtes-moi pourquoi, dans ces conditions, vous avez enregistré en 2013 à la Fac de Metz une thèse sur Les origines du germanisme mosellan que vous aviez écrite en 1998, devant un jury de professeurs des universités de Nancy, Paris, Lille et Bruxelles? Par masochisme?

"Tout bêtement parce que je ne voulais pas que vingt ou trente ans plus tard, un jeune historien pique mon travail le plus tranquillement du monde. Ça se fait, vous savez."

05. Simmer signe sa these de nov 2013

Un grand moment à la Fac de Metz en novembre 2013. Alain Simmer signe le procès-verbal de sa soutenance de thèse en compagnie du professeur Alain Dierkens. Cet éminent historien du haut Moyen âge à l’Université de Bruxelles était le rapporteur du jury.

- Votre dernier ouvrage Les origines du germanisme mosellan paru lui aussi aux éditions des Paraiges, aurait dû faire bouger les lignes. Lors des deux derniers salons du Livre à Metz, j'ai vu plusieurs lecteurs se planter devant vous, ce qui, par discrétion, vous obligeait à regarder le plafond, comme le fait toujours un auteur bien élevé. Ils prenaient votre bouquin de la main gauche et le feuilletaient sous le pouce, trois doigts de la droite fourrés dans sa tranche ouverte en accordéon. Et sans arrêt, ils revenaient ainsi d'une page à l'autre comme s'il était possible, en cinq minutes, de mesurer la vison gauloise de votre livre alors qu'il s'agissait, on me pardonnera l'astuce facile, d'un travail de Romain... Tombé par hasard devant un tel concentré d'éruditions, on a certes le droit de se sentir dépassé, bousculé même. Mais il reste bizarre qu'une telle somme de travail n'ait pas suscité dans la région le moindre opuscule d'un historien en colère ni la chicaya d'un linguiste indigné. Ne me dites pas qu'ils vous ont refait le coup de la nécropole?

- Je ne dis rien car j'ai appris à faire avec. C'est un peu désobligeant, je vous l'accorde, mais ma femme m'a beaucoup aidé dans des moments difficiles que tous les écrivains connaissent. Ce long silence, c'était plutôt bon signe, après tout.

- Je suis d’accord. Votre vision bousculait des idées reçues. Mais le milieu universitaire n’est pas tout de même pas un monde clos.

- Vous avez raison. Dès 1984, le doyen Jean David avait déjà donné son avis dans Les Cahiers lorrains. Longtemps professeur de linguistique allemande à l’université de Metz dont il fut l’un des fondateurs, il ne pouvait être plus clair. Je le cite: "Aucun philologue, écrivait-il, n'admettrait que le bas-francique, le francique rhénan et le francique mosellan, pour ne pas parler du francique ripuaire et du francique oriental, soient des espèces du genre francique. Du point de vue de l'histoire de la langue, le francique n'existe pas. Ce que les franciques ont de commun, c'est d'avoir été parlés à un certain moment dans un même état."

- Vous en avez beaucoup, des citations comme ça?

- Heureusement. Il m’est arrivé souvent qu’en privé, un Sarrois me tapote le dos et me glisse en souriant: "On n’a pas l’air d’accord, mais on est amis quand même". Et je pense à une rencontre avec Wolfgang Haubrichs, éminent professeur à Sarrebruck.

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Lucien Piovano, maire d’Audun-le-Tiche et ancien collègue d’Alain Simmer, au collège Emile Zola, lui remet la médaille de la ville.

- Assurément, dis-je à Simmer, mais il faut se mettre à la place du lecteur non spécialiste. Je serais triplement inconscient de discuter votre ouvrage vu que je ne suis pas historien ni archéologue, encore moins linguiste. Le comble est que de surcroit, vous m'avez convaincu! A moins de l'avoir lu de travers, je pense en effet avoir compris le minimum de base dont tout Mosellan, fut-il seulement mosellisé, devrait disposer pour ne pas mourir ignorant: Dans ce morceau de Gaule qu'on appelait "la Belgique première", un parler gaulois, disons celto-germanique, existait avant l’arrivée de Jules César et serait donc bien plus ancien qu'on le pensait. Il s'agirait d'un bas-allemand, lointain ancêtre du néerlandais actuel, utilisé sous différentes variantes, avant qu'un langage romano-germanique ne le remplace progressivement, mais pas en totalité. Ainsi, le peu qui en restait aurait fini par gagner le nord-est de la région mosellane, sur les terres des Médiomatriques, où bien plus tard, au Vème siècle arriveraient, en traînant les pieds, quelques milliers de Francs vite assimilés. Surement pas une invasion. Le soi-disant parler "francique" avec des guillemets, se serait alors lentement coupé en trois, le luxembourgeois, le mosellan et le rhénan, du fait de la dispersion continuelle de ces populations réduites dans un ancien secteur fortement romanisé. J'ai lu quelque part que certains mots latins seraient passés par ce langage avant d’aboutir au français.

 

06. Carte de la Gaule

Carte de la Gaule

- La Gaule est tombée comme un fruit mûr dans l'escarcelle de Clovis le jour où elle ne pouvait plus être romaine, dit Simmer. Les premiers Francs avaient déjà pris le pouvoir de l'intérieur en accédant aux marches de la scène politique plutôt qu'en gagnant d'impossibles batailles. La future Austrasie allait devenir franque par la petite porte, alors qu'on a longtemps laissé croire que la Lorraine avait été la plaque tournante de leurs invasions et l'Austrasie la championne d'un germanisme pur et dur."

- Mais alors, comment peut-on se cramponner à cette allégorie qui fait de Clovis la figure de proue d'un bateau fantôme, le medium décalé d'un rouleau compresseur, une sorte de père Fouettard égaré dans un conte de Noël? Tout Mosellan des années 2000, désireux aujourd’hui de comprendre l'enchaînement douloureux de trois invasions frontalières depuis 1870, devrait pourtant se poser la question.

Simmer pense que l'inscription dans le temps d'une séparation linguistique était venue de la comparaison un peu trop systématique des noms de communes en Moselle. On a cherché une frontière en comparant le nom des villages alors qu’à son avis, les Francs étaient accueillis à bras ouverts dans une continuité gallo-romaine. Certes, la toponymie classique donne aujourd'hui le sentiment que le département est coupé en deux. Au nord-est, on aurait les villages terminés en "ange", en demi-cercle autour du pays messin, et au sud-ouest des localités terminées en "court" ou en "ville". Mais la signification linguistique de ces différences géographiques est beaucoup plus risquée.

- En somme, on a pris ça pour la carte Michelin des invasions barbares?

Alain Simmer sourit: "Mon cher ami, vous êtes journaliste et vous devez avoir appris à vous méfier…" Et je prends une rafale…

- L'Histoire officielle est tapissée de mensonges. Savez-vous qu'on n'est même pas certain que Clovis parlait l'allemand?

- Savez-vous que Metz n'est jamais tombée aux mains des Francs?

- Savez-vous que Rome a inventé les invasions barbares?

- Savez-vous que sans frontière linguistique en Moselle, l'affaire Clovis serait réglée depuis longtemps?"

- Vous m'en direz tant...lui dis-je. Eh bien non, quatre fois non, je ne savais pas. Je me croyais informé pourtant… Je pensais que quelques années en Moselle m’avaient suffi pour me poser des questions basiques sur le pays meurtri où j'avais débarqué, mais ça n'était pas assez. En fait, comme tout Français de l'intérieur, j'avais seulement compris le mécanisme fondamental de 1870, à savoir que dans la deuxième moitié du XIXème siècle, des nationalistes allemands avaient eu, pourrait-on dire, la forte envie de se remplumer le Heimat.

Ils avaient clamé partout qu'un profond permafrost teuton stagnait en Moselle depuis 1300 ans sous les forêts du nord-est. Et pourquoi 1300 ans? Parce que, disaient-ils, sa toponymie correspondait aux limites de l'invasion germanique à l'époque à une branche de sapin près... En somme, ces grands romantiques nous vendaient un Clovis sorti du bois qui dévalait à cheval le côté bleu des Vosges. C'est ainsi qu'entre 1871 et 1919, les Allemands avaient replâtré une histoire de Moselle que les petits annexés avaient bien dû apprendre dès la rentrée de 1919 pour ne pas se faire taper sur les doigts par des instituteurs français chargés de les recycler.

08. Les Francs traversent le Rhin

Drôle d'époque... Comme il faut toujours une tête de turc, même pour se moquer d'un Allemand, la photo d'un Bismark kaskapointé jusqu'aux moustaches s'était installée depuis dans la mémoire collective. L'ennui, c'est que le vrai chancelier ne cadrait pas du tout avec cette image d'Epinal. Politicien de grande envergure et donc doué d'un cynisme subtil, il voyait loin et déroutait la plupart de ses proches. La saga simplette d'un Clovis labourant le sol de l'épée pour marquer la nouvelle frontière avait dû le faire bien rigoler, un peu comme, dans nos villages, on sourit aujourd'hui quand un maire un peu pompette discourt en déployant un ruban tricolore avant le départ des coureurs cyclistes.

09. Bismark

- Si je vous au bien compris, dis-je encore à Simmer, cette invasion bidon n'aurait, de toute façon, jamais pu imposer sa langue dans la vieille mémoire gallo-romaine pour la bonne raison que cette langue germanique y était déjà! En somme, Clovis en 407 n'était qu'un roitelet plus malin que les autres, tout content d'avoir réussi un petit putsch...

- Evidemment! Si les partenaires de Clovis avaient joué le moindre rôle dans la transmission des dialectes lorrains, les Mosellans d'aujourd'hui parleraient le néerlandais, tout comme les trois-quarts de l'Allemagne et une bonne partie de la France! Il n'y a jamais eu de langue francique en Moselle! Les Francs n'y sont pour rien! Le multilinguisme mosellan est à mille lieux de ces interprétations dépassées. Par contre, et c'est le plus important, la langue mosellane, appelez-là comme vous voulez sauf francique, est restée vivace durant deux millénaires.

Simmer me trouble... Les voici diablement dévalués, nos Francs, dans cette histoire... Le vieux parler médiomatrique a résisté à tous les envahisseurs qui sont passés par la Lorraine, Romains y compris. Il était normal que sa résistance émouvante donnât un jour aux frontaliers Mosellans l'envie de le réapprendre et de mieux le respecter. Ils n'ont plus qu'à imaginer, sur la terre où ils vivent aujourd'hui, des vaguelettes de voleurs de poules armés jusqu'aux dents, pas les poules bien sûr, puisqu'elles n'ont pas de dents, mais les Francs. Ils s'infiltraient au Vème siècle lors de soudaines virées serpentines alors que les paysans n'avaient pas besoin de leur langue, vu qu'ils en avait déjà une. Ayant vite compris qu'ils étaient incapables de vampiriser leur nouvel espace, les chefs de ces colonnes errantes admettaient vite que s'ils voulaient se faire une image, il leur faudrait d'abord se faire admettre. Leur absence de charisme, dans les méandres d'un pouvoir raffiné, les poussait à la première occasion à se couler dans les coutumes de la vieille Gaule latinisée comme on va dans un bain tiède. Il leur suffisait, pour trouver la bonne voie, d'aller d'un horizon à l'autre en suivant un chapelet de villas gallo-romaines aux rites encore efficaces. Ils finissaient par trouver la bonne et s'y fondre, heureux d'avoir un abri avant de devenir plus tard des soldats.

Dans ce bizarre rapport de forces, qui traduisait la mutation européenne d'un monde latin sophistiqué, les Francs n'auraient jamais pu plaquer leurs chamailleries. Culturellement, ils ne faisaient pas le poids. Ils n'étaient qu'une parenthèse pseudo-guerrière et leur inexistence culturelle justifie que leur nom n'ait rien à voir avec la séparation linguistique actuelle. Ils s'agitaient au coin du bois alors que toute la région changeait d'horizon. Les tribus barbares se décomposaient à mesure, mais le cadrage gallo-romain tenait bon et le christianisme s'organisait pour se réapproprier le vieil édifice de l'intérieur. Seuls pouvaient continuer vers l'ouest, comme Clovis le fit vers Reims, des Francs du nord à titre individuel, intendants surdoués ou chefs de guerre fréquentables, des personnalités fortes, assez habiles pour profiter du chaos général et se faire accepter par ceux qu'ils avaient cru pouvoir dominer. Des envahisseurs, nous l'avons vu, dont le pouvoir romain avait rudement besoin contre les Barbares à venir.

Pour dessiner sur la carte la continuelle oscillation des langages en Moselle, il aurait fallu la recadrer dans un décor géographique plus large où l'on mesurerait la pesanteur des mentalités. Simmer a déglingué Clovis, en tant que grand chevelu d'une armée fantôme, mais ça ne veut dire qu'il n'y ait pas eu de petites chevauchées cloviciennes en Moselle. On ne le saura jamais. Imaginons plutôt des bornages à la petite semaine, des mouvances d'un village à l'autre, une fluidité soumise à des remises en question locales, une frontière élastique, quoi!

A ce moment de l'interview, je me suis dit que j'avais eu vraiment une très bonne idée d'aller discuter avec Alain Simmer. Les questions qu'il soulève m'ont plongé dans une histoire passionnante, d'autant plus facilement qu'aujourd'hui, sur le Net, on trouve gratuitement tout ce que l'on veut quand on cherche. Il est certes prudent de vérifier chaque fois les références, mais je rêve à nouveau d'assister un jour, pourquoi pas sur ce site? à un grand déballage amical, entre Franciques de bonne humeur.

N'empêche, dis-je à Simmer, tout ce roman sur Clovis, quelqu'un l'aura bien inventé?

- C'est un coup de Grégoire de Tours, un évêque issu de l'aristocratie arverne. Il l'a brodé dans son Histoire des Francs, écrite entre 572 et 594. L'ouvrage est une source unique et il faut donc faire avec. Or Grégoire n'a jamais connu Clovis même s'ils sont grosso modo de la même époque.

10. Gregory of Tours

Nous sortons les règles à calcul! Clovis nait en 466, devient roi des Francs en 481 et meurt en 511... Grégoire de Tours, nait en Auvergne vingt-six années plus tard, en 538. Clotilde, l'épouse de Clovis, nait en 474. Elle meurt en 545 et Grégoire en 594. On sait qu'au début de son récit, l'évêque a rencontré des familiers de feu Clotilde.

Sacré Grégoire! L'image de l'évêque est encore très respectée en Auvergne. Il fait figure de monument littéraire, laudateur d'une foi bourrée d'enluminures que l'abus du merveilleux engage les traducteurs à ne pas trop prendre à la lettre. Du reportage virtuel mais sincère, hélas très mal écrit d'après les latinistes. Grégoire avait en sorte inventé le marketing biblique. Il aura créé le produit Clovis!

Son ambition était considérable car notre coin d'Europe vivait la fin d'un grand chambardement spirituel. Je me plonge dans le Net et je trouve: au IIème siècle, par exemple, à Carthage, Tertullien, tout chrétien qu'il se réclamait, avait tenté de calquer sa foi nouvelle en l'amarrant aux écrits juifs datés de 130 avant JC. L'Eglise avait vite excommunié ce théologien berbère qui voulait prendre le judaisme en marche, alors que sa conception du ciel avait, semble-t-il, de la peine à décoller. De notre enveloppe humaine, il disait par exemple "qu'après tant d'ignominie, elle retournait à la terre pour prendre le nom de cadavre. Même ce nom de cadavre ne lui demeurerait pas longtemps et elle deviendrait un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue". Oups!

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Tertullien (à gauche) et Symmaque

Symmaque, plus tard, avait fait le contraire. Cet aristocrate romain né vers 342 et mort en 403, voulait défendre la religion romaine traditionnelle alors que les Chrétiens n'y voyaient que paganisme. Il pensait que "l'ensemble des divers cultes était trop compliqué pour être facilement accessible au commun des mortels. Il soulignait ainsi en 384: "Nous contemplons tous les mêmes astres, le ciel nous est commun à tous, le même univers nous entoure: qu'importe la philosophie par laquelle chacun cherche la vérité? Un seul chemin ne suffit pas pour accéder à un si grand mystère?" Coupable d'œcuménisme précoce, lui aussi fut débarqué.

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15. bapteéme

16. bapteme clovis 1

17. bapteme Clovis

18 bapteme 2

19. bapteme cloclo 2

20. Photo Ripolin

Les peintres de la saga mérovingienne auront traité le baptême de Clovis jusqu'à l'infini. Leur concurrence au chevalet, sans manquer de respect, fait penser à l’ardeur des frères Ripolin dans la célèbre affiche de 1913. Les pinceaux tournaient en boucle.

Magnifier de nobles personnages était la manière de Grégoire pour revivifier les rituels anciens. L'évêque auvergnat, nous l'avons vu, savait tout sur Clotilde. S'il a écrit que la naissance de son époux avait été "annoncée par les anges", il est même possible qu'il y ait cru. A moins que, resté lucide, il ait seulement éprouvé la nécessité de donner à Clovis un statut céleste, sachant qu'on ne pouvait espérer la moindre hauteur sous le crâne chevelu d'un guerrier mérovingien.

20bis Clovis et Clotilde

Clovis et Clotilde

L'aveu de Grégoire de Tours est touchant: "Il n'y a personne, dit-il, qui puisse raconter dans ses écrits les faits d'à présent. Voyant cela, j'ai jugé à propos de conserver, bien qu'en un langage inculte, la mémoire des choses passées, afin qu'elles arrivent à la connaissance des hommes à venir. Je n'ai pu taire ni les querelles des méchants ni la vie des gens de bien."

21 Otfried de Wissembourg

Ce regard désabusé sur la lourdeur d'une époque de brutes, se rapproche par l'esprit de celui d'Otfried de Wissembourg. Né dans cette ancienne terre médiomatrique devenue depuis alsacienne comme chacun sait, ce bénédictin mort en 875 a laissé un manuscrit fort connu, Le livre des Evangiles qui n'avait certes rien à voir avec l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours, mort en 594. Et pourtant, à trois siècles de différence, outre que les deux religieux ne mâchaient pas leurs mots, on a le sentiment qu'ils ont voulu dire la même chose... Ils exprimaient leur désillusion devant la faiblesse culturelle du parler mérovingien de Mérovée à Clovis, et plus tard jusqu'à Charlemagne, en ce qui concerne Otfried. Pas question pour ce dernier de remplacer le prestigieux parler romain pour traduire le nouveau testament dans la langue des Francs. Il le voulait, pourtant mais avait dû y renoncer, la mort dans l'âme.

C'est en découvrant le travail récent du linguiste Michel Banniard, sur cet aspect jusqu'alors peu exploré du Livre des Evangiles qu'Alain Simmer en a immédiatement saisi l'opportunité pour expédier au tapis les derniers "opposants" qui lui restent. Otfried n'a certes rien écrit sur la linguistique en Moselle, mais la manière dont il parle du Francique comme d'un "parler rustique" en dit long... Il rêvait d'une Austrasie germanique et constate avec amertume que l'élite du pays restait latinophone. Il ajoute qu'il lui "répugnerait d'employer des citations en germanique, de peur de faire ricaner les érudits devant les mots sauvages d'une langue inculte". Oups!

Evidemment, cet aveu d'Otfried était pour Simmer une cerise sur le kouglof et il en avait commenté l'essentiel dans les Cahiers Lorrains en 2016. Après l'avoir lu, je comprenais mieux sa phrase au début de l'interview. Qu'est-ce que ça pouvait leur foutre, aux frontaliers, que leur fameux francique soit germanique ou mosellan? Tout le monde peut se tromper. Ce qui compte pour les gens, c'est la poésie, le mystère, la sensibilité irremplaçable qu'il transmet. La grande philosophe Barbara Cassin a écrit que la traduction était à la langue ce que la politique est à l'homme. "C'est pourquoi, disait-elle, les gens sérieux en ont si peur".

- Disons que ce coup de projecteur sur Otfried est une illustration inespérée de ce que j'avance depuis tant d'années, confirme Alain Simmer. Et je ne suis pas le seul. L'histoire des peuples germaniques n'a jamais été rapportée qu'en latin ou en grec. Le fameux "francique" n'était qu'un dialecte de campagne, ce qui n'a rien de péjoratif, mais sûrement pas la langue des vainqueurs.

22. Le dernier merovingien Luminais

Ce tableau est saisissant. Évariste Vital Luminais, mort en 189 était un figuratif au nom prédestiné. Né dans une famille de politiciens vendéens, il avait certes de l'histoire, une vision épique et parfois pompière mais sa fascination pour la rudesse des mœurs au Vème siècle était réelle.

L'œuvre a pour nom "Le dernier des Mérovingiens". Elle montre en 751 l'humiliation de Childeric III, un jeune roi éphémère de 33 ans. Le regard jubilatoire des trois moines qui lui mettent la boule à zéro contraste avec la tristesse de leur proie. C'était la fin d'une époque.

Charles Martel, maire du Palais devenu puissant, l'avait pourtant installé le roi en 743, n'osant pas mettre trop rapidement l'un de ses deux fils à la place, au risque de déplaire à Rome. Huit ans plus tard, l'un des deux devint Pépin le Bref et déboulonna Childeric avec la bénédiction du pape Zacharie. Le pauvre petit roi pour la galerie mourut quatre ans plus tard, en 755, dans un couvent de Saint Omer.

On dit que Luminais avait poussé la manie jusqu'à prendre pour modèle un certain Jean Marie Dagobert! Espérons que celui-ci n'était pas de Sarreguemines...Au Salon de Paris à la fin du XIXème siècle, le critique Charles Bigot, que fatiguait ce genre d'académisme, se mit à souhaiter que l'œuvre de Luminais soit "le dernier tableau mérovingien"!

- Mais alors, dis-je à Simmer, cette fameuse humiliation mosellane On ne va quand même pas la faire remonter jusqu'à Childeric?

- Elle est le fruit désastreux d'un nouveau rapport de force en Moselle dès la Révolution française et surtout au XIXème siècle. Les gens de la ville parlaient français alors que les villageois s'exprimaient en Platt. D'où ce sentiment de mépris injuste et blessant, distillé dès la Convention et relancé en 1919 par les instituteurs devenus les hussards noirs de la république.

- Vous en déduisez quoi?

- L'historien allemand Karl Ferdinand Werner n'a pas eu peur de contrarier ses collègues en disant que parler de conquête franque en Gaule équivalait à se tromper d'époque. Je préfère laisser la conclusion à Claude Hagège, l'un des plus brillants linguistes français: "Je crois que le "Francique" n'a rien à voir avec les Francs, qu'il est beaucoup plus ancien. Il s'agirait d'une langue germanique présente avant la conquête romaine sur le territoire de la Lorraine actuelle, disons celui des Médiomatriques."

23. La croix d Audun

Avant de nous quitter, Alain Simmer me montre cette fameuse croix du VIIème siècle qui l'a rendu célèbre et dont il a modelé chez lui la réplique, comme l'étendard de son long combat... Nous avons vu qu'au sein de la Société audunoise d'histoire locale et d'archéologie, les jeunes chercheurs fouillaient en 1970 dans une zone où les vestiges étaient rares, au nord de la nécropole. Votre confrère Michel Genson était avec moi quand je l'ai vue... Elle était à une vingtaine de centimètres sous une tombe, en deux morceaux. Dans cet endroit où tout était forcément horizontal, sa verticalité posait déjà problème. Il lui manquait le socle et on l’a trouvé le lendemain. D'une hauteur de 50 cm, la croix est depuis au Musée pour rappeler aux gens qui passent l'existence de chrétiens dans la communauté audunoise à partir de 650 après JC. Ce qui expliquerait l'abandon de l'ancienne nécropole mérovingienne au siècle suivant.

Il note que le style de l'œuvre, en calcaire local, n'a pas d'équivalent dans le monde mérovingien. Sa rosace est certes un motif romain classique mais porte sept fuseaux au lieu de six. Encore un mystère. Quant à la seconde croix, minuscule, curieusement imbriquée dans la branche centrale de la première, elle semble schématiser une forme humaine. Dans ce cas, elle pourrait être la plus ancienne représentation connue du Christ crucifié en Occident.

23bis. bis. Trois bouquins

Décidément, me dis-je en le quittant, heureusement qu'Alain Simmer existe. Rien qu'à voir le nombre de pistes que son travail peut ouvrir dans nos têtes, on ne peut que souhaiter que se tire un trait sur les vieilles controverses.

Rentré pensif à Metz, je tombe par hasard, fin juillet 2017, sur la dernière mise à jour d'une revue Platt qui fait autorité. C'était du tout frais. Et je lis: "Les historiens ne sont pas tous du même avis sur l'origine de l'installation de populations germanophones dans les vallées de la Moselle, de la Nied et de la Sarre de l'actuelle Moselle.../... Il faut également se méfier des mots qu'on utilise car ils ont un sens que parfois les gens ne veulent pas qu'on leur donne."

24. Vitrail Chrodegang

- Tiens tiens, me dis-je. Enfin des doutes... Voilà qui va faire plaisir à Simmer.

Et je suis vite allé brûler un cierge au pied de saint Chrodegand, un prélat connu pour sa tolérance, vu que, sauf erreur, il vécut, tout comme Childéric, les deux tiers de sa vie sous les Mérovingiens, et le troisième sous les Carolingiens. En somme, un évêque assez futé pour comprendre qu'on pouvait enjamber la langue d’une époque comme on monte à cheval, sans changer de selle. De son vitrail de Sainte Glossinde, j'ai cru comprendre ce que le saint murmurait dans sa barbe.

"Et puis, entre nous, qu’est-ce que ça peut leur foutre, aux Mosellans... etc..."

25.chrodegang1b

JG, été 2017