Entre deux espérances

 

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Max Pechstein "Soleil levant" 1933

L'horizon des années trente osait prévoir du soleil mais un  siècle plus tard, les visiteurs de "Deux horizons" l'auront forcément imaginé dans le brouillard. Un Mosellan de 2016 n'est pas  habitué à sentir son  passé jaillir d'un tableau  centenaire pour remodeler sa mentalité. La grande guerre, il l'a certes en mémoire mais l'expo de Pompidou lui proposait la vibration méconnue d'une époque trop longtemps refoulée pour qu'il s'y replongeât d'instinct.

Il eût d'abord fallu que les Mosellans des années vingt aient passé la consigne... Et comme ils ne l'avaient jamais fait, nos contemporains auront vécu deux découvertes, celle du tableau et celle de son auteur. Double travail d'approche alors que normalement, quand on entre dans un musée, on a déjà les noms des peintres quelque part dans la tête...

Et si des visiteurs ont raté ce recyclage, il ne leur restera qu'à faire demain le voyage de Sarrebruck. Une élégante façon de remercier les Sarrois.

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Otto Mueller "Etang en forêt" Baignade 1921

La nature attirait, mais la vie restait marquée. A la sortie de l'annexion, un monde clos piégé par 48 années de germanisation prit d'autres habitudes. La créativité messine resta longtemps encoconnée dans le conformisme prussien et dès le départ des annexeurs en 1919, les tourniquets du sabre et les vibrations du goupillon ne valurent pas mieux. La peinture ne se sentait pas libre. Une cohorte de rescapés, l'esprit encore chaviré par le chaos en Europe, préféra méditer sur les bords de la Moselle, la canne à pêche en main plutôt qu'un chevalet sous le bras. Alors que de vrais échanges avaient lieu, au même moment, dans l'Olympe non frontalier, à l'étage au-dessus, pourrait-on dire.

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Emile Nolde "Mer. Ambiance nocturne" 1930-35

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Franz Marc "Petit cheval bleu". Tableau pour enfant. 1912

Deux nations que déjà tout avait séparées se retrouvaient soumises à des tensions imprévues. Dans le milieu artistique, les éclopés de chaque bord, sortis sans illusions des tranchées, ressentaient le besoin de se retrouver pour parler peinture, plutôt que de se montrer leurs médailles. De Berlin vers Paris ou le contraire, ce va-et-vient d'agitateurs culturels allait nourrir les années vingt.

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Max Liebermann "Auto portrait avec pinceaux et palettes"

Max Beckmann "Deux dames à la fenêtre" 1928

La plupart des peintres germano-messins qui avaient réussi à se démarquer du conformisme officiel durant l'annexion, suivait avec sympathie ces rencontres. Des gens comme les Alsaciens Edmond Rinkenbach et Henri Becke, l'Allemand Albert Marks, les Allemandes Lika Marowska, Lou Albert-Lazard ou Anna Kaiser, les Mosellans annexés Alfred Pellon, Fernand-Pierre Coustans, Léon Nassoy ou Raymond Louyot, ou encore le Suisse Jacques Hablützel retrouvaient des sculpteurs comme Otto Hildebrandt, Karl Meyerhuber, ou le Mosellan Télémon Guérin, le beau-frère de Dujardin.

On peut pourtant penser que la majorité des Messins n'en savait pas grand chose dans les années trente. Cette passerelle qui se tendait soudain entre la France et l'Allemagne, ce viaduc d'amitié leur passait au dessus de la tête, c'était comme le Pont rouge du Kirchberg sur un Luxembourgeois paumé au bord de l'Alzette. C'est ce que j'ai cru personnellement ressentir en visitant l'exposition mais tout le monde peut se tromper.

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Max Slevogt "Cerisiers en fleurs à Neukastel" 1898

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Max Liebermann "Jardins à Wannsee" 1917

Il ne s'agit plus, en effet, de documents, de films, de photos ou de tableaux réalistes comme pour "1917", mais d'un vrai Musée ouvert à tous les genres, un cadeau temporaire offert par les Sarrois. Impossible de résumer une collection de 240 œuvres qui va de 1840 à nos jours et que le Saarlandmuseum aura prêté avec obligeance en profitant d'un chantier de renouvellement de sa Moderne Galerie. Nous découvrons le panorama d'une Allemagne compliquée, celle qui s'était crue un Empire, celle qui acceptait mal d'avoir perdu la guerre et celle qui, enfin, se posait des questions.

Dès 1919, une migration de la peinture européenne va s'enrouler autour de Paris, alors que la capitale un peu méprisante semble ignorer ce retour bienveillant d'un petit bataillon de vaincus.

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Alfred Weisgerber "David et Goliath" 1914

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Otto Dix "Le cimetière juif" 1935

Que révélaient ces peintres "Boches"? Leur talent d'abord. On découvre des œuvres inconnues, des fantasmes et des nostalgies. On devine des pulsions rageuses, des allusions ironiques, l'envie brutale de décoincer les codes du conformisme en bousculant les académismes dorés. De Berlin vers Paris, on pouvait passer la frontière avec un visa, et revenir sans devoir raconter ce qu'on avait fait de l'autre côté. En somme, cette intelligentia s'agitait paradoxalement profil bas, ce qui lui demandait beaucoup de finesse dans l'art de ne jamais irriter les durs du casque à pointe. Mais à sa manière, elle tapait fort.

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Karl Schmidt-Rottluff "Paysage de la forêt vierge" 1919

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Karl Schmidt Rottluff "Paysage marécageux de Poméranie" 1976

En 1932, des artistes sarrois exposés à Berlin osaient parler d'une culture "moderne et européenne reliant le meilleur des influences françaises et allemandes." L'un d'entre eux écrivit que "l'on ne pouvait pas être à l'extérieur tout en restant au milieu, si l'on voulait avoir un horizon".

Point n'était besoin d'être un familier du Louvre pour mesurer la fascination que montraient les peintres allemands autour de 1900 devant les avancées françaises de la deuxième moitié du XIXème siècle. A Barbizon, ils voulaient eux aussi vivre la nature à la lumière du jour, pour prolonger l'œuvre au-delà des limites de la toile. Même si, entré en vainqueur dans la galerie des Glaces, Guillaume avait ricané devant cette mode nouvelle et levé son verre à l'art allemand.

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Ernst Ludwig Kirchner "Sapins dans la montagne" 1919

Oscar Schemmler "Groupe de femmes bleues" 1931

Les peintres allemands retournaient à Paris en masse. Berlin achètait des Manet, des Cezanne, des Degas, des Van Gogh, alors que du côté français, on hésitait encore. En 1904, au Café du Dôme, Matisse faisait école alors qu'à Berlin Guillaume, toujours lui, parlait d'un "art de caniveau".

Il n'était pas le seul dans son pays. "Pas un jour, rouspétait l'Allemagne profonde, sans qu'à Berlin, à Munich, à Dusseldorf ou à Cologne, l'on inaugure une nouvelle exposition consacrée à un artiste nouveau de France."

De son côté, tout un monde d'Allemands inspirés, mais vaincus, s'agitait dans un Paris vainqueur sous les yeux réprobateurs des milieux Berlinois les plus conservateurs... Négligeant de loin la menace, cette avant-garde de directeurs de musées, de collectionneurs, de marchands, d'historiens, de critiques d'art ou de galeristes galeristes, découvrait chez nous les fauves, les dadaistes et les cubistes, ce qu'en France, les va-t'en-guerre qualifient gentiment "d'art boche". On s'arrachait Picasso, Braque, de Vlaminck, Juan Gris, Fernand Leger, Chagall… Alors qu'en France, l'art allemand ne sortait jamais des salons confidentiels.

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Franz Marc "Deux moutons" 1912

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Alexel von Jawlensky "Chevelure noire sur fond jaune" 1941

Otto Dix "La veuve" 1922

La grande guerre avait beaucoup détruit mais sa cruauté fabriquait encore des ennemis héréditaires. Des voix, ici et là, changent de ton. En 1920, l'Allemand Frank Marc évoque ainsi la fin d'Auguste Macke, dont il a déploré la mort. "Par une balle ennemie," écrit-il, "on aimerait presque dire amie, car elle était française."

La République de Weimar était le foyer infectieux de ce monde fragile. L'art allemand restait désorienté, complexé. Il avait paradoxalement cherché à se libérer de l'expressionisme qu'il avait inventé pour se démarquer de l'impressionnisme

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Ernst Wilhelm Nay "Azurale" 1959

Hans Purrmann "Nature morte avec verre et pichet" 1909-10

La peinture était devenue sociale et politique. La France de Barbizon avait perdu de son influence et dans le milieu allemand des nouveaux mécènes, la présence prépondérante de découvreurs d'origine juive allait bientôt nourrir, telle une braise, la haine maladive des nazis contre les "modernes dégénérés".

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L'image se déformait. Le vide gagnait les âmes. Le chaos bougeait les lignes. On comprend mieux les angoisses des années trente. Dans les annnées cinquante, l'ombre portée des horreurs nazies, les interrogations sur vol généralisé des tableaux, et les désespérances de la guerre froide marquèrent à nouveau le milieu des peintres allemands. Ils finirent par rêver d'un langage dans l'esprit de l'esperanto, comme on avait su le faire dans la musique. Ils se sentaient bloqués alors qu'ils avaient été des précurseurs. Les plus pessimistes en conclurent néammoins qu'il existerait toujours "une divergence entre la métaphysique teutonique et l'esprit français".

Ce fut le moment du Bauhaus, à la recherche d'une architecture sublimée. La grande époque aussi du surréalisme.

Aujourd'hui encore, on se cherche des deux côtés. En 2004, les deux commissaires allemands d'une exposition nommé "Etrangement proche" admettaient, non sans humour, que "si la scène artistique allemande était peu connue en France, elle l'était probablement plus aujourd'hui que ne l'est la scène artistique française en Allemagne"…

Affaire à suivre et merci aux Sarrois. On ressort de Pompidou un peu moins ignorant sur une époque longtemps gommée.

 

JG janv 2017