Longtemps, Simone n'osa rien dire

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Je suis allé revoir Simone Schihin dans sa maison de Scy-Chazelles parce qu’elle avait témoigné, en 1995, dans mon livre "La parole retrouvée". Ce qu’elle racontait dans sa lettre m’avait scotché. A la parution de l’ouvrage, le rédacteur en chef du "Patriote résistant" avait écrit un papier qui me montrait qu’il l’avait été aussi.

"J’ai été particulièrement touché, disait-il, par le témoignage évoquant l'odeur des cadavres d'un train de déportés qui, en juillet 44, empuantissait la gare de Novéant… Les survivants ne pensaient sûrement pas qu'en cette terre alors réputée allemande, il y avait des concitoyens qui frémissaient face à l'horreur, qui se demandaient quelle aide ils pourraient apporter..."

Aucun doute: c’est au témoignage de Simone Schihin qu’il pensait. Sa réflexion permettait d’associer, dans un même regard, les souffrances de ces malheureux à la frustration des Mosellans qui les voyaient passer sans pouvoir rien faire. Loin de s’opposer, cette souffrance et cette frustration s’ajoutaient au contraire, pour constituer la mémoire de Novéant.

Avant 1939, Simone avait déjà l’étoffe d’une sacrée bonne femme. Le genre d’esprit ouvert qui n’a peur de rien et peut parler de tout. Plutôt espiègle, elle ne ratait jamais une occasion de s’amuser avec les gens de son âge. Ainsi, au tout début de l'annexion, nantie de ce courage un peu primesautier que les jaloux appellent de l’inconscience faute de pouvoir l'imiter, elle faisait encore le pitre à la Poste. Mais déjà, malgré son goût pour la provocation douce dans le milieu tatillon et un peu coincé de ses collègues de l'administration allemande, la demoiselle du guichet savait jusqu’où aller.

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En fait, Simone garderait longtemps un lourd secret sous son image de jeune fille enjouée. La voici, l'air de rien en 1947, déguisée en garçon dans une colonie de vacances, entre deux copains déguisés en fille. La guerre est déjà loin...

Dès le départ des Allemands, elle était devenue à Novéant une conteuse capable de rappeler avec humour les ruses de Sioux qu’inventaient les passeurs. Le petit côté Asterix au temps des Romains... Chaque nuit, il fallait cornaquer des prisonniers évadés vers les bois d’Arnaville à la truffe des chiens et sous le nez des douaniers... Mais Christine Jasniewicz, l’aimable aide-soignante qui maintenant l'assiste et donc la connaît bien, confirme que sous la carapace de fantaisie existait une autre Simone, plus secrète, et traumatisée à jamais.

Quand on lui demandait de raconter les horreurs dont elle avait été le témoin, elle refusait cette fois de dire un mot, en assurant qu’elle en était incapable. Malgré ses 21 ans et son caractère bien trempé à l’époque, rien ne pouvait sortir de sa bouche sans la faire éclater en larmes. Ce silence de Simone, c’était sa part de mystère. Elle dut batailler longtemps, j’imagine, avant de me l’écrire en 1995, pour le livre.

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Simone Lhuillier, devant la gare de Noveant, avec deux amies.

Ne pouvant supporter les règles que lui imposait l’occupant dans son travail d’institutrice, elle avait donc préféré se faire embaucher à la Poste, qui se trouvait à l’époque à une bonne cinquantaine de mètres au sud de la gare, tout au début du quai d’arrivée. (Voir la carte aerienne, plus loin). Simone était donc au coeur d’un endroit névralgique, où la tension était quotidienne, tout comme l’était aussi, au nord de la gare, de l’autre côté du pont qui rejoint Corny, un large éventail de voies parallèles prévu pour les marchandises. Cet espace niché entre la route et Moselle, se rétrécissait à mi-chemin de Dornot.

Quand j’avais reçu la lettre de Simone je n’avais pas immédiatement perçu la gravité de son témoignage. Elle commençait en effet son manuscrit dans sa verve habituelle, en me racontant une histoire incroyable. Sa tête de turc était le général Carl Heinrich von Stülpnagel en personne…

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Simone avait promis à sa mère et à sa soeur de ne jamais raconter ce qu’elle avait vu.

C’était au printemps 42, me disait-elle, alors qu’il venait d’être nommé commandant militaire de la Wermacht à Paris. Profitant d’un arrêt de son train special, il avait marché sur le quai vers la poste en bousculant la piétaille sur son chemin. Et il avait demandé assez vertement une formule de télégramme au guichet où travaillait la jeune fille. Simone, plutôt choquée, n’avait même pas levé les yeux.

"Faites la queue comme tout le monde!"

Soufflé, le général n’avait pas bronché. Avec cette humilité de façade que les hommes de pouvoir sont capables d'afficher pour la galerie afin de se prouver qu'ils sont comme tout le monde, il avait consenti à prendre sagement son tour derrière une demi-douzaine de soldats allemands médusés. Mais il était sans doute furieux, vu qu’au moment de payer, il avait catapulté une pièce de monnaie sur le bout du nez de l’insolente, comme un gosse éjecte une bille, bien prise entre le pouce et l’index. Moyennant quoi, elle lui avait rendu la différence en saupoudrant d'une poignée de petite ferraille son poitrail clinquant de décorations. Le geste auguste de la semeuse avait fait sensation.

Alors qu’en fevrier 2012, donc soixante-dix ans plus tard, je lui rapporte cet épisode, le visage de Simone s’éclaire. Elle me décoche en souriant un bout de mémoire encore tout frais: "Ah celui-là, dit-elle, il l’avait bien cherché."

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Karl Heinrich von Stülpnagel

Dès que ses collègues lui eurent dit qui était le bonhomme, la postière crut son heure arrivée. Ce Bavarois avait-il de l’humour? Malgré les représailles qu’il avait menées contre la Résistance, lui restait-il, quelque part, un sens de l’honneur? Avait-il été épaté par le culot de la jeune fille? Ou bien, Simone avait-elle eu seulement de la chance?

On sut plus tard que Stülpnagel avait fait partie, en juillet 44, du complot contre Hitler. Rappelé à Berlin, il tenta de se suicider à Vacherauville, près de Verdun, et fut suffisamment ranimé par les sbires du Tribunal du Peuple pour qu’il puisse finir pendu à un croc de boucher.

Cette aventure incroyablement baroque, n’était, on l’a vu, que le début de la longue lettre de Simone. Mais la suite était bien différente. "Je n’ai rien dit à propos d’un autre souvenir, continuait-elle. En juillet 1944, je travaillais toujours à la "Reichpost". Les trains de déportés s’arrêtaient ordinairement avant la gare, donc juste en face de notre bâtiment. Il y avait un jardin et c’était tout de suite la voie ferrée."

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C’est de cette fenêtre, au fond du jardin, que la jeune postière avait compris ce qui se passait sur la voie, au début du quai, côté sud.

"Ce jour-là, on n’entendait que l’aboiement des SS qui ouvraient les wagons à coups de nerfs-de-boeuf. Ceux qui ne descendaient pas assez vite, ils les frappaient à terre et ce n’était pas soutenable. C’est alors qu’un soldat allemand s’est présenté à mon guichet, assez jeune, livide. "Où je vais?" me demanda-t-il et je ne comprenais pas trop ce qu’il voulait dire. Je ne savais pas s’il était un Allemand ou un incorporé lorrain qui voulait s’enfuir.

Je lui ai montré la cabine téléphonique et je suis retournée dans mon local du téléphone à l’arrière. Il y avait un train que je n’avais pas encore vu, mais le bureau fut soudain envahi par une odeur épouvantable. J’ai aussitôt repensé au gars dans la cabine. Il avait vomi partout, il était vraiment effondré. Je lui ai demandé de sortir et il l’a fait en se confondant en excuses.

"C’est l’horreur," me dit-il. "Vous en avez de la chance de n’être pas allemande. Moi, j’ai honte de mon pays". Mais honte de quoi? Je retourne au téléphone et soudain je comprends. La Gestapo de Novéant appelle Metz, en expliquant qu’on ne pouvait pas laisser repartir le train, tant son odeur était pestilentielle. "A cause des épidémies". La Gestapo de Metz a répondu qu’ils allaient envoyer un camion de chaux vive."

Quand le camion est arrivé, Novéant a encore demandé s’il "fallait faire le tri" et mettre les cadavres dans un ou plusieurs wagons, "pour regrouper les vivants dans les autres." J’ai entendu Metz qui répondait: "Pas question. Jetez la chaux sur tout le monde!" De toute façon, ils seront tous morts avant d’arriver."

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Et Simone n’avait pas tout dit: "Quelques jours après cette tragédie, j’ai entendu à nouveau des cris douloureux par la fenêtre... Des voix d’enfants qui pleuraient, des appels au secours, "Maman, Maman!" C’était encore un train et j’en avais les tripes qui se nouaient. Une fois de plus, la Gestapo de Novéant appelle celle de Metz et lui dit: "On ne peut pas faire entrer ce convoi dans le Reich. Les gosses crient tellement qu’ils vont ameuter la population. Déjà ici, les gens de la gare se posent des questions."

Metz a répondu: "Sortez rapidement le train du village, et mettez-le du côté de la gare de marchandises, direction Dornot. Arrangez -vous pour qu’il n’y ait aucune maison en face, stoppez le train et là, vous..."

"Je n’ai pu entendre la suite car quelqu’un est venu au téléphone. Je ne savais pas ce qu’on allait faire de ces pauvres gosses. Il était presque 18 heures, et c’était la fin de mon service. Je me suis précipitée à vélo vers le lieu où devait aller le convoi. Mes parents avaient juste à cet endroit un grand parc, entouré de murs. Je me suis couchée dans l’herbe après avoir caché mon vélo et j’ai vu le train qui arrivait doucement... J’avais le dernier wagon bien en face de moi. Une poignée de types de la Gestapo est arrivée en gesticulant et ils ont fait glisser les portes... Il y a eu d’abord comme un immense cri de joie, de soulagement. Les pauvres gosses croyaient qu’on allait les délivrer, ils allaient avoir un peu d’air."

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Sur cette rare photo, prise à l’époque par un Novéantais, on a une idée de l’énorme trafic quotidien sur la gare de marchandises. L’endroit où Simone s’était cachée se trouve tout à gauche du document, au bord de la route donc à quelques dizaines de mètres du train.

"Hélas, poursuivait Simone dans sa lettre, ils se sont fait repousser à l’intérieur à coups de crosse, et l’un des Allemands a saisi l’un des petits. Il avait tout juste trois ans, et la brute l’a pris par les chevilles. Il l’a tiré du wagon, la tête en bas, et s’est mis à le cogner violemment contre la porte. Le gosse a d’abord crié puis il est devenu inerte, et son petit corps a été jeté dans le wagon avec les autres... Le Gestapo aboyait des menaces, et il y a eu un grand silence. On a refermé les portes sur les enfants terrorisés."

Chaque fois que j’ai relu ce passage de Simone, j’ai repensé à l’ignoble phrase de Robert Brasillach, écrivant à propos des Juifs dans la presse parisienne de l’époque: "Débarrassez moi de tout ça, et n’oubliez pas les petits!"

"Je n’ai pas pu regarder davantage" terminait la lettre. J’aurais voulu rester cinq pieds sous terre. J’étais anéantie, couchée dans le parc. J’ai attendu que le train reparte. Il était plus de 20 heures, le silence était complet. Je n’ai pas pu remonter sur mon vélo tant je tremblais. Quand j’ai tout raconté à ma pauvre mère, elle m’a fait jurer de ne pas le dire, à qui que ce soit, car les Allemands me descendraient s’ils savaient que j’avais tout vu. Je n’en avais jamais parlé, depuis 1944, sauf en famille. Même aujourd’hui, ces souvenirs me hantent."

Ce témoignage de Simone aurait pu être entendu au procès de Nuremberg, s'il avait été connu. Alors qu'on reparle du rôle de la SNCF à l'époque, il fait réfléchir.

Deux TGV valaient bien une courbette

Il y a du nouveau. Déjà, en 2011, le président de la SNCF avait bien fini par admettre que son entreprise avait acheminé les trains jusqu'à la frontière. Mais les mots de Guillaume Pépy étaient pesés. On se mettait à sa place, d’autant qu’il n’y était pour rien. Et puis, l’esprit de corps, ça existe.

C'était dur à sortir, mais c'est sorti quand même: "La SNCF de l'époque était certes réquisitionnée par l'occupant. Elle n'en était pas moins un rouage de la machine nazie d'extermination. Elle a pris part à cette mécanique de l'inhumain".

Pour expliquer cette lâcheté bien-pensante de 1940 à 1944, il faut la recadrer dans le climat de soumission que distillaient alors sur la France les élites du pétainisme ambiant. Et puis, les dangers étaient bien réels à la base. Des cheminots messins du Sablon risquaient leur peau pour maintenir un courrier clandestin entre les Mosellans expulsés en France et leur famille annexée. En gare de Novéant, pourtant truffée de sbires, des lampistes courageux allaient, au point du jour, explorer la voie au sud de la gare, pour ramasser les messages jetés dans la nuit. De petits bouts de papier froissés en boule qu’on faisait parvenir aux familles, par toutes sortes de moyens. Mais au plus haut niveau, la SNCF de Vichy n’avait jamais montré la moindre réticence officielle à faire circuler ces trains.

La SNCF de 2012 s'est donc sentie obligée d'aller plus loin. C'est-à-dire qu'elle a fini par présenter ses excuses. Seuls seront étonnés, par sa contrition tardive, les usagers qui n'avaient pas lu le journal. Sinon, ils auraient su que des élus américains menaçaient de torpiller un projet français pour la construction d'une ligne de TGV en Floride. Aux yeux des juifs américains descendants des disparus d'Auschwitz, c'était du donnant-donnant et il faudrait s'excuser d'abord, Même réaction chez des Californiens pour un autre projet de même nature. L’esprit de corps, c'est bien joli, mais les affaires aussi.

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Cette sculpture minuscule, véritable portrait-robot du Tzigane tel qu'avant- guerre on se l'imaginait encore au théatre, fut jetée par la lucarne d'un wagon de déporté à l’arrêt, juste sous les pas d'un cheminot de Pagny-sur-Moselle. Il la ramassa rapidement car il y avait des gardes, et l'examina minutieusement. Mais il ne trouva, au dos, que des initiales et un mot qu'il ne put jamais faire traduire. Le cheminot attendit quelques minutes mais le train repartit vers l’Allemagne.

La gare de Novéant est un lieu de mémoire, au dessus duquel continueront de planer des ombres.